Ma dernière expédition

Cueva de Jimbo

Après 9 mois à parcourir l’Amérique latine du nord au sud, je suis enfin arrivé à Ushuaïa, la dernière ville du monde. Pour clôturer ce voyage, j’ai voulu me lancer dans une ultime expédition qui représente l’aboutissement de ce long périple.

J’avais entendu parler d’une mystérieuse grotte de glace aux caractéristiques impressionnantes. Peu connue des étrangers, elle est bien connue des locaux qui la nomment « Jimbo ».

Elle est accessible uniquement lorsque la saison le permet et que le terrain est dégagé. Vous trouverez très peu de photos de cette grotte en hiver, car l’accès y est risqué et épuisant.

On connaît mal l’histoire de cette grotte, découverte au début des années 2000 sans que l’on sache vraiment comment elle s’est formée. Mais au-delà de ses dimensions ahurissantes, elle a quelque chose de spécial. Mes photos sont là pour illustrer la Cueva de Jimbo.

Cette grotte a fait parler d’elle en 2022, malheureusement pour une raison tragique. Après avoir coûté la vie à un homme de 37 ans… À peine à l’entrée, un énorme morceau de glace s’est détaché, le tuant sur le coup. Le sentier est d’ailleurs aujourd’hui fermé au public.

Conscient du risque, j’ai décidé de m’y rendre. J’ai commencé à marcher vers 8h30, très vite, une drôle de rencontre s’est produite : trois petits chiens ont décidé de me suivre à l’entrée du sentier. Un peu de compagnie est toujours la bienvenue et je me suis dit que j’en aurais peut-être besoin. Je pensais qu’après quelques kilomètres, les chiens, fatigués, rentreraient chez eux. Après avoir traversé une forêt aux silhouettes dignes d’un conte Disney, j’ai atteint une grande plaine entre les montagnes et je me suis mis à gravir le col.

Facile à dire, mais les conditions étaient difficiles avec du vent, de la neige et un épais brouillard réduisant ma visibilité à seulement quelques mètres.

Aucun chemin n’était tracé, car personne ne s’y aventure en hiver. J’ai donc dû ouvrir la voie dans une épaisseur de neige digne de la Patagonie.

Trois longues heures à marcher avec de la neige jusqu’aux genoux, parfois jusqu’aux hanches, tombant même dans quelques trous de ma taille. À cause de l'inclinaison du col, les raquettes ne fonctionnaient pas correctement, je devais donc avancer avec des crampons. J’étais épuisé, et après 5 heures de marche, toujours aucune grotte en vue. Les chiens me regardaient comme pour dire : on rentre ?

Le problème, c’est le temps et la lumière. Il était 14h30 ; dans moins de 4 heures, la nuit tomberait, rendant impossible la recherche de la grotte. J’ai alors pensé que c’était fini. Je devais accepter de ne pas atteindre l’objectif que je m’étais fixé et en réalité je m’en doutais un peu. C’était peut-être ce qui me manquait dans ce voyage : apprendre à accepter de ne pas y arriver, à renoncer…

Puis j’ai réfléchi : j’avais de l’eau, de la nourriture, les conditions physiques, de la lumière et… trois chiens qui connaissaient le chemin !

J’ai alors mis mes écouteurs et lancé la meilleure salsa de mon répertoire : “El gran Varón” de Willie Colón.
Et c’était reparti à fond, rien ne pouvait m’arrêter.

Après seulement trente petites minutes de plus… Le ciel se dégageait lentement et j’apercevais la crête dont je m’approchais. Quand soudain, dans le blanc éblouissant de la neige, surgit l’impensable : la Cueva de Jimbo… Une tache bleu sombre dans ce désert de blanc.

J’étais ému… Je n’y croyais plus et j’avais oublié pourquoi je marchais. J’ai regardé en arrière et j’ai vu mon chemin tracé dans la neige sur des kilomètres. Alors j’ai parlé seul : "Elle est loin la dernière ville du monde maintenant. Les déserts mexicains, les mangues de Colombie… Ma maison… C’est loin."

J’ai contemplé cette grotte unique qui s’offrait à moi seul. Immense, avec des courbes incroyables, comme si le vent avait sculpté la glace pour dessiner un tourbillon dévoilant ses nuances de bleu. Elle était belle, impressionnante, tant de questions me venaient à l’esprit. Elle était aussi dangereuse, je le savais, alors j’ai décidé de ne pas y entrer. Je me suis contenté de prendre des photos et de manger un délicieux sandwich, désormais congelé. Les trois petites gueules me faisaient des yeux ronds et j’ai cédé la moitié de mon festin.

J’étais en paix, seul le vent dans la vallée se faisait entendre. Je me suis demandé si les chiens pouvaient se rendre compte de la beauté de ce moment ou si seule la saveur du sandwich les importaient.

Le vent dans la grotte et les craquements de glace se faisaient entendre depuis l’extérieur. C’était terrifiant.

Après seulement 20 minutes, il était temps de rentrer. Je devais profiter des derniers instants de lumière du jour. Salsa !

Maintenant que le chemin était tracé je n’avais plus qu’à le suivre. Je pouvais même courir, dévalant le col ! Les chiens me suivaient tout heureux.
La nature offrait un spectacle de couleurs incroyables, comme sait si bien le faire le ciel austral. En parfait contraste avec la monochromie des montagnes, recouvertes d’une épaisse nappe blanche.

Ce serait trop facile si tout se passait comme sur des roulettes. Il fallait bien un « mais » ! Quelques avalanches s’étaient produites durant la journée, effaçant totalement mon chemin et amenant de la neige fraîche, des arbres et des pierres sur le col. Je devais absolument atteindre la forêt avant la tombée de la nuit pour ne pas avoir à me frayer un chemin dans l’obscurité.

Dans ces moments difficiles, quand le chemin n’était plus visible, les chiens prenaient les devants pour me frayer un passage. Eux connaissaient le chemin. J’ai compris que ce n’était probablement pas la première fois qu’ils se rendaient à cette grotte ou peut-être que l’instinct de survie les poussait à me montrer la voie…

Finalement, nous avions un bon rythme et le chemin pour descendre vers la forêt était proche. Il ne restait que quelques minutes de jour.
Je me suis assis une dernière fois pour écouter ce silence et caresser les chiens comme une sorte de remerciement. Le plus dur était passé ; la forêt protégeant le chemin de la neige et des avalanches, il resterait toujours visible. En regardant ces chiens, je me suis dit : quelle aventure et je ne saurais jamais expliquer comment et pourquoi ces petits compagnons m’ont suivi jusqu’au bout de ce périple. Je pense que sans eux je n’y serais pas arrivé, je serais retourné en arrière après avoir vu le temps défiler.
Pourtant, j’étais si proche du but, j’aurais abandonné pour si peu !

Alors que faut-il retenir : savoir renoncer ou persévérer ?

Nous avons repris la route en direction de la forêt que nous avons traversée sans difficulté, dans l’ombre complète de la nuit. Des gouttes d’eau et des morceaux de neige tombaient des branches d’arbres. Nous sommes arrivés à la fin du sentier, la petite ville d’Ushuaïa au loin éclairait le ciel plus fort qu’une pleine lune. Je pouvais marcher sans lampe frontale, sentant la fatigue et le froid envahir mon corps.
Mes vêtements étaient trempés, mes pieds durs, et ma moustache gelée.

C’est terminé. Après onze heures de marche et dix-neuf kilomètres dans les montagnes de Patagonie.
Parti de nuit, rentré de nuit, j’avais la sensation que tout cela n’avait été qu’un rêve.

Alors que je pensais que mes amis s’empresseraient de rejoindre leur vrai maître au coin de la cheminée, ils sont restés là, près de moi.
Ils devaient sûrement se demander : alors, maintenant, on va où ? On y retourne ?

La loyauté puissante et si rapide qu’un animal peut offrir à un être avec lequel il ne communique même pas. Une loyauté que trop peu d’humains seraient capables de vous offrir. J’ai alors dû dire au revoir à mes amis que je ne reverrai plus jamais. Une ultime caresse, je n’avais plus que ça à leur offrir. Je touchais avec la main et sentais avec le coeur. Hasta luego, amigos perritos.

Cette ultime expédition a été importante pour moi, pour refermer le livre de ce périple.
C’était aussi un condensé, une caricature de mon voyage ;

Il y a eu des moments seuls, difficiles, épuisants, où je me demandais où j’allais et ce que je faisais. Mais il y a eu aussi beaucoup d’émotions, de très belles rencontres et des moments d’épanouissement. Voir ce chemin que j’avais tracé au loin, c’était aussi voir le chemin que j’avais parcouru depuis le Mexique. C’était loin et long mais cela montre aussi de quoi on est capable.